Transhumanisme

« Le transhumanisme parie sur le fait que l’homme est perfectible »

Le philosophe Luc Ferry distingue un transhumanisme qui veut lutter contre une loterie génétique injuste et le posthumanisme visant une inquiétante hybridation de l’homme et de la machine.

Ancien professeur de philosophie, ex-ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse, des Universités et de la Recherche, Luc Ferry a publié en 2016 : La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies (Plon, 2016).

Interview

Qu’est-ce que le transhumanisme, qui a inspiré votre Révolution?

Le transhumanisme, qui nous vient des États-Unis, est encore mal connu en Europe.


Largement financé par Google, il a pris outre-Atlantique une importance considérable, suscité des milliers de publications et de colloques, engendré des débats passionnés avec des penseurs de tout premier plan comme Francis Fukuyama, Michael Sandel ou Jürgen Habermas.

Il s’agit d’abord pour les transhumanistes de passer d’une médecine thérapeutique classique – dont la finalité depuis des millénaires était de soigner, de « réparer » les corps accidentés ou malades – au modèle de « l’augmentation » du potentiel humain.

De là l’ambition de combattre le vieillissement et d’augmenter la longévité humaine, non seulement en éradiquant les morts précoces, mais en recourant à la technomédecine, à l’ingénierie génétique et à l’hybridation homme/machine, pour faire vivre les humains vraiment plus longtemps.

Pour le moment, rien de réel ne prouve que c’est possible pour l’homme, mais Google a déjà investi des centaines de millions de dollars dans le projet.


Il s’agit aussi de corriger volontairement la loterie génétique qui distribue injustement les qualités naturelles et les maladies. C’est là ce que signifie le slogan transhumaniste « From chance to choice » : passer du hasard aveugle au choix éclairé afin de lutter contre les inégalités naturelles.

Nous en sommes encore loin, mais qui peut dire à quoi ressembleront la technomédecine, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle et la biochirurgie au siècle prochain ? Il faut, comme le disent Fukuyama, Sandel et Habermas, anticiper dès maintenant les problèmes éthiques que cette nouvelle approche de la médecine va poser.

Quelles différences percevez-vous alors entre le posthumanisme et le transhumanisme?

Je dirai qu’il y a deux grands courants au sein du transhumanisme.

Le premier reste dans un cadre « biologique » et se réclame volontiers d’une tradition humaniste, finalement assez classique, celle des théoriciens de la « perfectibilité » infinie de l’homme et du progrès sans fin comme le philosophe Condorcet (1743-1794), que les transhumanistes citent volontiers.

Le second, ce projet « cybernétique » d’une hybridation homme/machine mobilisant la robotique et l’intelligence artificielle (IA) davantage encore que la biologie, est bien inquiétant.

Il s’agirait, notamment grâce à des implants cérébraux, de connecter l’homme avec l’IA comme avec les réseaux du web.

C’est ce projet que propose Ray Kurzweil, le patron de l’Université de la Singularité créée et financée par Google dans la Silicon Valley depuis 2008. Il me semble qu’en toute rigueur, il faudrait réserver le terme de « posthumanisme » à ce courant-là, car il s’agit bien ici de créer une espèce nouvelle, réellement différente de la nôtre, des milliers de fois plus intelligente et plus puissante qu’elle.

Ce serait une autre humanité, donc, dont la mémoire, les émotions, l’intelligence, bref, la vie de l’esprit, pourraient être stockés sur des supports matériels d’un type nouveau, un peu comme on télécharge des fichiers sur une clef USB.

Alors que, dans le premier transhumanisme, il ne s’agit en principe « que » de rendre l’humain plus humain, ce deuxième trans/posthumanisme repose au contraire sur l’idée – délirante ou non, c’est toute la question – que des machines dotées d’une intelligence artificielle dite « forte », c’est-à-dire capables de conscience et d’émotions, vont l’emporter bientôt sur les êtres biologiques.

On pourra alors séparer l’intelligence et les émotions du corps biologique (comme l’information et son support), et stocker sa mémoire comme sa conscience sur des machines – hypothèse matérialiste, qui me semble absurdement réductionniste, mais qui n’en reçoit pas moins un écho assez largement majoritaire dans le monde des spécialistes de l’intelligence artificielle.

Plus encore que l’apocalypse environnementale, le posthumanisme annoncerait notre fin, certes virtuelle mais réelle?

Et si l’apocalypse est aussi « révélation du caché », le transhumanisme serait-il, en ce sens, dévoilement de ce qui est encore voilé à l’homme : sa perfectibilité ?

Je n’aperçois aucune apocalypse environnementale à l’horizon et à bien des égards, je crois que les écologistes jouent sur un fond de commerce qui s’appelle la peur.

Cela dit, pour vous répondre en allant malgré tout dans votre sens, je ne puis faire mieux que de vous citer la définition que Nick Bostrom, un philosophe et scientifique suédois qui enseigne à Oxford, donne lui-même du projet transhumaniste dont il est un des pères fondateurs :

« Viendra un jour où la possibilité nous sera offerte d’augmenter nos capacités intellectuelles, physiques, émotionnelles et spirituelles bien au-delà de ce qui apparaît comme possible de nos jours. Nous sortirons alors de l’enfance de l’humanité pour entrer dans une ère posthumaine. » (1)

Max More, autre pilier du mouvement, explique dans son « manifeste transhumaniste » que le mouvement repose sur la conviction qu’une perfectibilité illimitée de l’espèce humaine est à la fois possible et souhaitable.

Je préfère citer, car ces textes très significatifs sont encore peu connus chez nous :

« Comme les humanistes, les transhumanistes privilégient la raison, le progrès et les valeurs centrées sur notre bien-être plutôt que sur une autorité religieuse externe. Les transhumanistes étendent l’humanisme en mettant en question les limites humaines par les moyens de la science et de la technologie combinés avec la pensée critique et créative. Nous mettons en question le caractère inévitable de la vieillesse et de la mort, nous cherchons à améliorer progressivement nos capacités intellectuelles et physiques ainsi qu’à nous développer émotionnellement.

Nous voyons l’humanité comme une phase de transition dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Nous défendons l’usage de la science pour accélérer notre passage d’une condition humaine à une condition transhumaine ou posthumaine. Comme l’a dit le physicien Freeman Dyson : “L’humanité me semble être un magnifique commencement, mais pas le dernier mot” … ».

En ce sens, on peut effectivement dire qu’il s’agit bien de révéler quelque chose de l’homme à lui-même, quelque chose qui est encore caché en lui comme le papillon dans la chrysalide.

Entre amortalité (extension radicale de la longévité) et immortalité (fin de la finitude), vers quelle vie tendons-nous?

À ceux qui reprochent que « La mort de la mort » n’est qu’un slogan qui tue la vie, d’autres certifient que l’homme qui vit 1000 ans est déjà né…

La mort de la mort, comme le montre Laurent Alexandre dans le passionnant livre éponyme [JC Lattès, 2011], est évidemment un pur fantasme : ne vous en faîtes pas, nous resterons éternellement des mortels!

Même si on parvenait à augmenter de mille ans la vie humaine (ce que rien n’atteste aujourd’hui), nous finirions toujours par mourir dans un accident, un attentat ou en nous suicidant.

Le projet transhumaniste, incarné par la filiale de Google, Calico (Californian Life Company), créée en 2013 avec une dotation initiale de 425 millions de dollars, ne va pas si loin.

Il vise « seulement », si l’on ose dire, à « augmenter » la vie humaine, d’une vingtaine d’années dans un premier temps, puis davantage au fil des temps.

Soyons précis : l’espérance de vie des Occidentaux a augmenté tout au long du XXe siècle. Elle était en France en moyenne de 45 ans en 1900, elle est aujourd’hui de plus de 80 ans. Mais cela ne s’est fait que par éradication des morts plus ou moins précoces.

Le but de Google serait de parvenir à un humain vivant par exemple 130 ans, puis, pourquoi pas, davantage encore au fil du prochain siècle.

On rejoint ici l’aspiration de Gilgamesh, avide d’immortalité dans la Mésopotamie antique, le mythe d’Asclépios, foudroyé et ressuscité par Zeus, et même pour une part la promesse de Jésus, mais il s’agit de la faire descendre autant que possible du ciel sur la terre, de passer de la religion à la science comme le raconte La Fable du dragon tyran de Nick Bostrom.

Telle est bien l’espérance qui anime le transhumanisme, comme le résume Laurent Alexandre dans son essai :

« Dans quelques décennies, les nanotechnologies vont nous permettre de construire et de réparer, molécule par molécule, tout ce qu’il est possible d’imaginer. Non seulement les objets usuels, mais aussi les tissus et les organes vivants. Grâce à ces révolutions concomitantes de la nanotechnologie et de la biologie, chaque élément de notre corps deviendra ainsi réparable, en partie ou en totalité, comme autant de pièces détachées… »

Et tout cela pourrait aller plus vite que nous ne le pensions il y a peu encore.

Peu importe, du reste, que « l’homme vivant plus de mille ans » soit pour le siècle prochain ou pour le suivant. Sur le principe, cela ne change rien à l’affaire.

Ce qui compte dans le raisonnement transhumaniste, c’est que ces révolutions sont en route, qu’elles sont financées à coup de milliards de dollars, et que la question de savoir si elles sont légitimes, si on doit les encourager ou les stopper est d’ores et déjà posée.

Le Monde du 5 février 2016 évoque ainsi l’expérience réalisée par une équipe de généticiens de l’université de Rochester (État de New York) à partir de 2008 et surtout 2011 :

Les souris modifiées génétiquement « ont pour particularité de produire une enzyme dans les cellules sénescentes que l’on peut activer par injection d’un produit catalyseur avec pour effet l’apoptose des dites cellules, autrement dit leur mort. L’espérance de vie de souris génétiquement modifiées a pu être ainsi augmentée de 30 %… Ce n’est pas seulement la vie qui est allongée, c’est aussi la jeunesse. Les souris traitées apparaissent en meilleure santé… À 22 mois, les souris apparaissent en bien meilleure santé, leur activité comme leurs capacités exploratoires sont mieux préservées, et elles souffrent moins de cataracte. Elles sont également moins touchées par les pathologies cardiaques, rénales ou graisseuses typiques du vieillissement. Enfin le déclenchement des cancers est retardé ».

Certes, il est clair que les humains sont infiniment plus compliqués que ces petits mammifères, de sorte que ce qui vaut pour eux est loin de valoir forcément pour nous. Reste que le mouvement est lancé…

Quels seront alors les bénéfices/risques pour ceux que d’aucuns accusent de trans-eugénisme?

En France, dès qu’on prononce le mot eugénisme, c’est comme un réflexe de Pavlov, on pousse sans réfléchir le cri d’alarme : « C’est le retour de Hitler et des nazis ! ».

On peut et on doit critiquer bien des aspects du transhumanisme, comme je le montre dans mon livre, mais le premier devoir malgré tout, c’est quand même de comprendre de quoi il retourne.

En l’occurrence, le transhumanisme professe bel et bien un eugénisme, mais il se trouve qu’il est d’un genre inédit, qui se veut moral, égalitariste et aucun égard hitlérien ou exterminateur.

Il s’agit de passer « du hasard au choix » (From chance to choice) : aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est bel et bien pour des raisons éthiques et démocratiques que ce slogan fondateur du transhumanisme le conduit à assumer pleinement un nouvel eugénisme.

Celui-ci présente trois différences essentielles avec ceux du XIXe et du XXe siècles : d’abord, il n’est pas étatique, mais relève de la liberté individuelle qui vise à passer de la très injuste et très hasardeuse loterie naturelle au libre choix de la volonté humaine.

Ensuite, il n’est pas discriminatoire, mais vise au contraire l’égalisation des conditions, puisqu’il entend réparer les injustices infligées aux humains par une nature aveugle et insensible. Il s’inscrit donc dans une perspective démocratique : à l’égalité économique et sociale, il entend bien ajouter l’égalité génétique.

Enfin, il est tout le contraire de l’eugénisme nazi, attendu qu’il veut, non pas éliminer les faibles ou les supposés « tarés », mais au contraire réparer, voire augmenter les qualités humaines que la nature distribue de manière à la fois parcimonieuse et inégalitaire. On peut critiquer le projet, mais ses attentes n’ont rien à voir avec les formes traditionnelles de l’eugénisme.

Si nous créons cette nouvelle espèce hybride, quelle serait alors la responsabilité des robots?

Par-delà le problème juridique (qui sera responsable en cas d’accident d’une voiture autopilotée ?) qui sera assez facilement résolu, le couplage entre robotique et intelligence artificielle pose de réelles questions.

Il aura des effets incroyablement bénéfiques, par exemple en chirurgie et plus généralement dans le monde hospitalier, mais aussi dans de nombreux secteurs industriels. Il n’en posera pas moins très vite des questions considérables.

Qui aurait parié un centime, au début du siècle dernier, qu’une machine battrait aux échecs le meilleur joueur du monde ? Et pourtant, l’ordinateur écrase aujourd’hui le champion du monde de jeu de Go, ce qui est bien plus extraordinaire encore.

Quand bien même on resterait convaincu que l’IA forte n’est qu’une utopie, l’IA faible, qui dépasse désormais, et de très loin, les capacités intellectuelles des simples mortels, n’en pose pas moins déjà des problèmes bien réels, comme en témoigne la lettre ouverte contre la fabrication et l’utilisation par l’armée des fameux « robots tueurs » signée par Elon Musk, patron de Tesla et Space X, l’astrophysicien Stephen Hawking et Bill Gates en juillet 2015 – une pétition à laquelle se sont finalement associés plus de mille chercheurs dans le monde entier.

Comme l’a déclaré Stephen Hawking : « Réussir à créer une intelligence artificielle forte serait un grand événement dans l’histoire de l’homme. Mais ce pourrait aussi être le dernier ».

Pourquoi le dernier ? Parce que tout être doté d’une intelligence « darwinienne » – et dans l’hypothèse où se place Hawking, ce serait le cas des machines – a pour premier et principal but de survivre, donc d’éliminer tous ceux qui menacent sa vie !

Or les machines intelligentes, comme dans les pires scénarios de science fiction, étant capables de lire en quelques secondes des millions de pages, sauraient à peu près tout sur nous, à commencer par le fait que nous, les humains, sommes les seuls à pouvoir les débrancher, ce qui ferait de nous leurs premiers et principaux ennemis…

Contrôlant tous les services informatisés, donc les armées, de telles machines seraient aisément capables de nous détruire.

« Je pense que nous devrions être très prudents, prévient Elon Musk. Si je devais deviner ce qui représente la plus grande menace pour notre existence, je dirais probablement l’intelligence artificielle. Je suis de plus en plus enclin à penser qu’il devrait y avoir une régulation, à un niveau national ou international, simplement pour être sûr que nous ne sommes pas en train de faire quelque chose de stupide. Avec l’intelligence artificielle, nous invoquons un démon. ».

Il a ainsi versé 10 millions de dollars dans un fond dédié à la recherche sur la sécurité des futures avancées de l’intelligence artificielle, montrant ainsi, s’il en était encore besoin, que l’idéal de la régulation est peut-être bien devenu vital pour nous, aujourd’hui.

Alors, le transhumanisme serait-il une promesse de libération ou d’aliénation de l’homme?

Le transhumanisme s’inscrit dans le mouvement le plus profond des démocraties depuis la fin du XVIIIe siècle, une lame de fond qui consiste à passer sans cesse de ce qui nous détermine de l’extérieur de manière aveugle (hétéronomie) à ce que nous pouvons librement décider (autonomie).

C’est comme ça qu’on est passé en Europe de la monarchie à la République ou encore du mariage imposé par les parents et les villages au mariage d’amour choisi librement par les individus.

Le transhumanisme parie sur le fait que l’humain est perfectible, que la nature n’est pas une loi morale, qu’on peut et qu’on doit passer autant qu’il est possible du déterminisme naturel injuste et aveugle – quand la maladie génétique vous « tombe » littéralement dessus – à une lutte librement consentie contre les inégalités non seulement sociales mais aussi naturelles. A priori, il n’y a rien là de choquant pour un démocrate…

Mais alors, quelle politique mener pour réguler le tsunami technologique déversé par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple)?

Excellente question, et c’est tout l’objet de mon livre !

Il ne faudra ni tout autoriser ni tout interdire, donc il faudra réguler.

Mais la technoscience nous échappe sans cesse davantage pour trois raisons : elle va très vite, elle est très difficile à comprendre et elle est mondialisée, de sorte que les législations nationales n’ont plus grand sens.

Seule une prise de conscience européenne, voire mondiale, pourra avoir une efficacité.

Si j’ai écrit ce livre aussi clairement que possible, c’est justement pour aider politiques et opinions publiques à prendre conscience de ce qu’il se passe sous nos yeux sans que nous les ayons encore ouverts…

(1) Nick Bostrom, Human reproductive cloning from the perspective of the future, 2002.


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ELISHEAN 777 Communauté pour un Nouveau Monde

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