Mystique

J’ai lu les Versets Sataniques de Salman Rushdie

par Jean-Marie Gaudeul

Comme le livre de Salman Rushdie, Les versets sataniques, n’avait toujours pas été traduit ni publié en français en 1989, chacun continuait d’en parler et d’en juger sans l’avoir lu. Notre ami Jean-Marie Gaudeul l’a lu en anglais, dans le texte original, de façon d’autant plus attentive qu’il est à la fois théologien et angliciste.

On a tout dit sur l’affaire Rushdie : son livre Les Versets sataniques, les réactions des foules musulmanes en Grande-Bretagne et dans le monde islamique, sa condamnation et les menaces en provenance de l’Iran, les mesures prises par les gouvernements européens, les protestations des éditeurs et des intellectuels occidentaux : tout, on a tout dit. On a même donné des explications fort savantes pour suggérer que l’attitude de Khomeini lui était dictée par des calculs de politique intérieure.

On a cependant bien peu écrit sur le contenu du livre lui-même et sur les raisons qui avaient bien pu causer une telle réaction dans les milieux musulmans. Il est vrai que peu de journalistes ont pu le lire.


Le lecteur a souvent l’impression que tout ce tapage est irrationnel, dicté par le fanatisme bien plus que le livre lui-même. Qu’en est-il en réalité ? Que dit Rushdie ?

Le «Journal de Genève» du 19 juillet 1989. — © Le Temps archives

Dérision à la clé

Commençons par le ton général : un énorme roman, touffu, écrit dans un anglais bien difficile puisqu’il est émaillé d’expression indiennes et de jeux de mots à partir ce ces expressions.

A quoi comparer ce style ? On pense à Rabelais, ou plus près de nous, à San Antonio ou au Canard Enchaîné. L’atmosphère est à la rigolade, à la moquerie, et l’auteur semble bien aimer les situations scabreuses et les farces bien grasses.

Le jeu de trompe l’oeil

Les journalistes connaissent bien ce procédé qui consiste à dire les pires choses sur quelqu’un tout en se protégeant des poursuites éventuelles : « Dans les bistros de la ville, on entend dire que le maire aurait trempé dans certaines affaires louches… ». On ne fait apparemment que rapporter une rumeur, mais le lecteur est sensible au contenu de cette rumeur tout autant que s’il s’agissait de faits vérifiés.


Salman Rushdie s’arrange pour faire de même : il va parier de l’Islam, de la religion en général et de Mohammed en particulier en disant que tout cela n’est qu’un rêve fait par un acteur indien. Rêve ou réalité ? On ne sait jamais, le héros lui-même ne sait que penser de ses étranges rêves plus réels que son état de veille.

D’ailleurs, le livre commence sur une étrange scène : deux Indiens -Chamcha et Gibril -tombent d’un avion qui explose en plein vol : ils s’en sortent, sans que l’on sache jamais s’ils ont échappé à la mort ou s’ils sont passés dans l’au-delà. On pencherait pour la deuxième hypothèse puisque le plus honnête des deux, Chamcha, se trouve transformé en démon sous l’apparence d’un bouc. Il n’en guérira qu’en se livrant à la plus effrayante crise de haine destructrice. Tant qu’il veut rester calme et doux, il reste prisonnier de son apparence démoniaque. Dès qu’il se livre à la rage… il redevient humain. En passant dans cet au-delà, nos deux héros sont entrés, dans une dimension où le mal et le bien sont interchangeables, et où Satan, les démons et les anges ne se distinguent plus les uns des autres.

L’inspiration de Mohammed

C’est alors que nous entrons dans les rêves de Gibril : est-il ange ou démon ? Est-il encore le simple acteur qu’il a été autrefois, ou est-il désormais en communion avec un autre être mystérieux -l’archange Gabriel, Gibril -qui se souvient du passé et nous décrit sa rencontre avec le Prophète de l’Islam ? Rêve ou souvenir ?

Nous nous trouvons donc à suivre la carrière prophétique de Mohammed par épisodes d’ailleurs entrecoupés d’autres séquences désopilantes de la vie de nos deux héros, Chamcha et Gibril.

C’est ainsi que nous assistons -rêve ou souvenir ? -à la première rencontre du Prophète et de l’ange Gabriel. Celui-ci nous confie qu’il n’avait rien à dire à Mohammed, mais que ce commerçant arabe voulait si fort entendre une parole…, qu’il l’a fait jaillir de ses entrailles sans s’en rendre compte.

D’autres épisodes de la vie du Prophète sont alors évoqués, tous montrant bien que, sans trop s’en apercevoir, souvent, Mohammed se fabriquait les révélations qu’il souhaitait, qu’il ne savait pas distinguer ce qui venait de Dieu et ce qui venait de Satan -d’ailleurs y a-t-il jamais eu une vraie révélation ?

Pour finir, nous avons droit -rêve ou souvenir ? -aux confidences de l’un des premiers musulmans, le scribe qui prend la révélation sous la dictée du Prophète. Ce scribe perd la foi en Mohammed quand il se rend compte que son maître ne remarque même pas les fautes glissées volontairement dans le texte du Coran par son secrétaire.

Tout ces versets soi-disant révélés ne sont que fabrication humaine, insinuent les héros du rêve de Gibril.

Ne sont-ils pas humains les versets du Coran qui semblent n’exprimer que les désirs de Mohammed et les pulsions de son subconscient ?

-Humains les versets qui l’autorisent à épouser Zaynab, la femme qu’il désire (33,36-40) ? Aïcha ne commenta-t-elle pas : Tu as bien de la chance d’avoir un Dieu qui comble tous tes désirs » ?

-Humains les versets qui innocentent sa femme préférée Aïcha, soupçonnée d’adultère (24, 11-31) ?

-Humains ces passages où s’exprime la jalousie d’un mari qui veut protéger ses femmes du regard des autres, leur impose le voile, les déclare mères des croyants pour qu’elles ne se marient avec personne après lui ?

-Humains ces versets qui donnent raison à Mohammed dans des disputes avec ses femmes, ou demandent aux fidèles de respecter son intimité quand il se repose en famille ?

Passons sous silence les passages où l’on voit les prostituées d’un bordel se donner les noms des épouses du Prophète pour faire tripler leur chiffre d’affaire. Il n’est qu’une invention de l’auteur.

Par contre, les autres faits sont des données historiques bien connues de la tradition musulmane, mais Rushdie leur donne une interprétation radicalement sceptique.

Un de ces épisodes s’appelle, justement, celui des Versets sataniques : selon Tabarî, un grand historien musuman, le verset 53, 19 du Coran venait juste d’être révélé quant « Satan mit sur la langue du Prophète ce qu’il avait au fond de sa pensée et qu’il souhaitait pour son peuple ».

Il s’ensuivit deux versets de compromis avec les païens reconnaissant aux trois déesses de La Mecque un certain rôle d’intercession auprès de Dieu. Corrigé, plus tard, par Gabriel, le Prophète aurait alors supprimé les versets sataniques et gardé le sens strictement monothéiste du passage.

Une autre révélation, plusieurs mois plus tard, aurait donné la clé de l’incident : « Nous n’avons envoyé avant toi ni Envoyé, ni Prophète sans que, quand il souhaitait quelque chose, Satan ne lui ait fait exprimer. Allah efface ce qu’envoie Satan, puis Allah redresse ses Signes (ou versets) » (22,52).

Embarrassés par cet épisode, certains commentateurs le passent sous silence, d’autres accusent les orientalistes occidentaux d’avoir inventé cette histoire scabreuse. D’autres enfin insinuent que Satan a fait entendre ces mots au public sans que Mohammed les ait prononcés.

Le livre de Rushdie crie aux croyants : mais ouvrez donc les yeux, vous voyez bien que tout cela démontre que le Coran est un livre humain, jailli de la psychologie de Mohammed. Mais les croyants peuvent-ils vraiment ouvrir les yeux ? Ne sont-ils pas enfermés dans un aveuglement qu’ils désirent garder ?

En février 2000, pour célébrer les 11 ans de l’appel au meurtre, le journal iranien de ligne dure «Révolution» publie des caricatures toujours dans le ton. — © ENRIC MARTI / KEYSTONE

La foi qui aveugle

Un des derniers épisodes du livre -rêve ou souvenir ? -nous montre la communauté musulmane à l’heure actuelle en Inde : une visionnaire entraîne tout un village dans un pèlerinage dément -à pied sec -de l’Inde à La Mecque. Elle aussi dit avoir reçu une révélation d’un ange !

Malgré tous les efforts des quelques libres penseurs de la communauté qui se font traiter d’infidèles et d’impies, tout le village se jette à la mer et y meurt. Loin d’être ébranlée dans sa foi, la foule des badauds, impressionnée par ce geste, murmure que Dieu les a tout simplement transportés miraculeusement à La Mecque.

La foi s’enferme ainsi dans l’irrationnel et se sert même de ses échecs pour se confirmer dans ses dogmes. Les croyants s’enferment dans leur propre aveuglement.

Quelques réflexions

On l’aura compris, les lecteurs musulmans du livre ont immédiatement saisi que le livre s’attaquait à ce qui fait le fondement même de l’Islam : la certitude que Dieu a parlé à Mohammed et que le Coran est la transcription de ces révélations.

Traditionnellement, l’Islam s’est plu à décrire le phénomène de la révélation en termes de dictée céleste transmise par l’intermédiaire de l’ange Gabriel (Gibril). Le seul être capable de distinguer ce qui venait de Dieu et ce qui n’était que pensée humaine est Mohammed lui-même.

L’Islam rejette en effet tout discernement autre que celui du Prophète en personne. La théologie classique a donc dû postuler que Mohammed était infaillible, et même impeccable pour pouvoir ne commettre aucune erreur dans ce discernement et la transmission des révélations.

Le comment de ce phénomène n’est jamais décrit : la forme que prend la conscience prophétique dans son activité d’accueil de la révélation reste largement mystérieuse. On se plaît à croire que cette dictée devait être totalement indépendante des états d’âme du Prophète. Et pourtant, la tradition musulmane a gardé la trace d’un processus plus hésitant et plus semblable à celui que l’on connaît dans la vie des prophètes bibliques.

En prenant l’épisode des Verserts sataniques pour titre de son roman, Rushdie met le doigt sur le nerf le plus sensible du dogme islamique. Comment une Parole divine peut-elle devenir Livre humain sans être conditionnée par les limites du iangage humain, les particularités du milieu et les pensées du prophète qui la transmet ?

Pour mieux affirmer que le Coran est Parole de Dieu, les théologiens de l’Islam classique ont cru devoir nier ce conditionnement. Tout, dans le Coran, venait de Dieu et de Lui seul : message de forme du message, contenu et style, lettre et esprit.

Rushdie, au contraire, trouve le Livre trop humain, trop imbriqué dans les circonstances de la vie du Prophète pour que tout y soit divin. Comment un message divin peut-il prendre une forme aussi humaine ? Il préfère alors n’y rien voir que de l’humain.

L’Islam, semble-t-il dire, ne peut plus se contenter de parler d’un Livre venant du ciel sans élaborer une explication cohérente et critique de la façon dont un coeur d’homme peut percevoir la Révélation divine.

Récemment, certains penseurs musulmans ont essayé de le faire : les uns comme Mohammed Khalafallah ont évoqué la présence de genres littéraires dans le Coran : leur pensée a été condamnée ; Fazlur Rahman, un professeur pakistanais, a tenté de montrer que le Coran pouvait être entièrement Parole de Dieu et entièrement parole de Mohammed, un peu à la façon des livres de la Bible. Il a dû s’exiler devant le scandale provoqué par cette thèse novatrice.

Plus près de nous, on trouve un essai plus discret de réflexion sur ce thème dans un livre récent : Ces Ecritures qui nous interrogent (Centurion, Paris, 1987, 159 p.), fruit d’une collaboration entre intellectuels chrétiens et musulmans. Mais l’Islam attend encore une théologie de la révélation qui prenne en compte toutes les données de la foi et celles des sciences humaines pour en faire la synthèse.

Un cri de désespoir

Il ne faut pas se le cacher, le livre de Rushdie n’est pas une contribution sérieuse au débat. Il est délibérément provoquant, et, sous le rire, on voit pointer une hargne féroce contre la religion de son enfance et contre toute religion.

Mais la réaction qu’il suscite nous livre aussi une partie de la clé de son livre. Il traite du phénomène historique qui est à la base de la foi musulmane. Il ricane, il crache dessus, il le piétine. La foule hurle et veut le punir, l’éliminer ; et pourtant sur le fond du problème, personne ne dit mot.

Mais où pourrait-on parler librement, posément, d’un tel problème ?

Le livre de Rushdie n’est-il pas le signe que l’auteur a perdu l’espoir de pouvoir en discuter calmement et de trouver une réponse cohérente aux questions que se pose un homme de notre temps devant le fait de la révélation ?

Aurait-il écrit ce livre, et de cette façon, si les centres de la pensée islamique à travers le monde avaient pris en compte ces nouveaux questionnements de croyants musulmans, et s’ils avaient permis qu’on en discute à la lumière de la foi ?

Les chrétiens ont connu, il y a plus d’un siècle, la même crise que l’Islam actuel.

A une interprétation trop figée et trop statique de la Bible s’est soudain opposé un courant qui redécouvrait le milieu historique dans lequel s’était faite la Révélation. Dans un premier temps, ce courant aussi se plaisait à la provocation, et des voix s’élevaient pour ne voir dans la Bible qu’un livre purement humain. Il a fallu bien des années pour que l’on dépasse le niveau du choc stérile de la provocation et de l’indignation qu’elle suscite. Petit à petit, une nouvelle approche s’est trouvée, permettant d’accueillir la Parole de Dieu à travers le langage humain qui l’avait transmise.

L’Islam, à son tour, entre dans cette crise. Non, ce livre ne résoudra rien : ce n’est sans doute même pas un grand roman, ni une oeuvre exceptionnelle. Non, ce n’est pas le ton adopté par Rushdie qui facilitera la discussion sur l’essentiel. Ce n’est pas non plus le ton méprisant adopté par l’ensemble des médias occidentaux à l’égard des croyants musulmans qui fera progresser la réflexion. Les musulmans sont indignés, et ils ont raison : le livre de Rushdie visait sans doute justement ce but.

Mais, disons-le tout net, l’appel au meurtre ne résoudra rien non plus. Bien au contraire, il ne fera que susciter d’autres livres ou d’autres articles écrits dans la même veine.

Nous n’en sommes encore qu’au prologue d’une confrontation d’idées qui prendra beaucoup de temps et de patience, mais qui devra se faire tôt ou tard.

Une nouvelle théologie de la révélation naitra de ce travail. L’Islam n’y perdra rien de sa foi dans le Livre et dans le Prophète qui l’a transmis. Par contre, il y gagnera probablement une nouvelle compréhension, un sens plus affiné du message coranique.

Hommes & Migrations  Année 1989  1122  pp. 32-36


Que pensez-vous de cet article ? Partagez autant que possible. L'info doit circuler.



Aidez Elishean à survivre. Merci


ELISHEAN 777 Communauté pour un Nouveau Monde

(Vu 142 fois, 2 visites aujourd'hui)
Bouton retour en haut de la page

En savoir plus sur Elishean 777

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading